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Réindustrialisation pharmaceutique : « il n’y a pas de pilote dans l’avion », estime la sénatrice Laurence Cohen

Transport - Logistique
01/10/2023
La commission d’enquête sénatoriale sur la pénurie de médicaments et les choix de l’industrie pharmaceutique conforte l’idée d’une réindustrialisation nécessaire. La rapporteure, Laurence Cohen (PCF, Val-de-Marne), dénonce la stratégie de rentabilité des « Big Pharma » et s’insurge contre la politique des rustines de l’État.
Bulletin des transports : Votre colossal travail permet-il d’identifier les causes de la pénurie de médicaments ?
Laurence Cohen : À l’issue des auditions, nous avons constaté que les causes des pénuries sont de facto plurifactorielles. Dire qu’une seule solution va remédier au phénomène des pénuries, c’est illusoire et cela décrédibilise l’action du gouvernement. Il y a un paradoxe énorme alors que notre commission d’enquête porte sur un sujet grave.

BTL : Pourquoi insistez-vous davantage sur la réindustrialisation que sur les relocalisations ?
L. C. : Nous sommes extrêmement dépendants de la Chine et de l’Inde, lesquelles représentent 80 % de la production de principes actifs. Depuis 30 ans, les grands laboratoires ont délocalisé hors de France et d’Europe pour maximiser leurs profits. Cette politique était avantageuse, pour eux, en termes de normes sociales et environnementales. Aujourd’hui, la réindustrialisation s’impose. Reste qu’une relocalisation doit respecter trois étapes nécessaires pour éviter toute dépendance : élaborer la liste des médicaments critiques avec leurs composants vulnérables ; évaluer la faisabilité de la relocalisation et la pertinence des échelons français et européens et, enfin, examiner la pérennité de la production envisagée (prix, volume de demande, approvisionnement).

BTL : En quoi la concentration des process de fabrication est-elle un facteur aggravant des pénuries ?
L. C. : Outre les délocalisations massives, l’une des causes majeures des pénuries, c’est la concentration de la production dans une seule usine. S’il y a un grain de sable (panne de machine, problème de pureté…), la production s’arrête et cela génère des conséquences majeures sur la fabrication et la distribution. La relocalisation a ses limites. Toutes les entreprises ne peuvent pas revenir en France. Je note que certains élus et les populations ont parfois une réticence à voir des industries chimiques particulièrement polluantes se réimplanter. Pour l’industrie chimique classée Seveso seuil haut, une politique globale est incontournable.

BTL : Le recours croissant à la sous-traitance augmente-t-il les risques de rupture d’approvisionnement ?
L. C. : Le recours à la sous-traitance est légitime si les termes du contrat sont bien établis et les contrôles rigoureux. Autrement dit, s’il y a une transparence du début à la fin. L’Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) nous a expliqué être amenée à sous-traiter la fabrication à des partenaires fiables, avec des contrats établis. La sous-traitance est un problème lorsque le donneur d’ordre laisse le sous-traitant libre sans aucun contrôle. Il faut que le donneur d’ordre soit responsable tout autant que le sous-traitant. La responsabilité doit porter sur des exigences hautes en terme environnemental et social. À ma connaissance, il n’y a pas de sous-traitance en cascade dans l’industrie du médicament. Lorsqu’un laboratoire passe par un façonnier, ce dernier assure la fabrication donc le contrôle devrait être plus facile.

BTL : Le rapport de force déséquilibré entre les pouvoirs publics et les laboratoires pourra-t-il s’inverser ?
L. C. : Les laboratoires ont une stratégie commerciale et financière orientée vers les médicaments innovants au détriment des médicaments matures. D’ailleurs, 70 % des déclarations de rupture concernent des médicaments dont l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) a été octroyée il y a plus de dix ans. Pour les laboratoires, le médicament est une marchandise et subit les règles du marché.

BTL : Quelle stratégie délibérée êtes-vous parvenue à mettre en lumière ?  
L. C. : La stratégie des laboratoires est claire : il ne faut plus s’embêter avec des unités de fabrication et des chercheurs parce que la recherche-développement prend du temps. La politique des « Big Pharma » est de racheter des start-up afin de maîtriser la capacité de développer et de fabriquer un produit pharmaceutique. La recherche est alimentée par des aides publiques et les profits sont engrangés par le secteur privé. Cette politique du médicament pratiquée en France et dans le monde conduit à des pénuries. Le Doliprane est beaucoup moins rentable que le Zolgensma (1). Il est important que notre pays retrouve sa souveraineté en termes de politique du médicament.

BTL : Les pénuries seraient donc causées par les « Big Pharma » lorsqu’elles décrètent qu’un médicament n’est pas rentable ?
L. C. : Les grands labos sont tout-puissants et dictent leur loi. En France, dans le cadre des mesures d’urgence, le gouvernement a le pouvoir de réquisitionner les laboratoires ; il ne l’a jamais fait pendant la pandémie. On a l’impression qu’il n’y pas de pilote dans l’avion au niveau des autorités publiques. C’est la raison pour laquelle, en matière de gouvernance, nous préconisons la création d’un secrétariat au médicament. Ce n’est pas possible de laisser la main aux laboratoires. En outre, un travail reste à creuser avec l’ensemble des grossistes-répartiteurs du médicament. Notre rapport ouvre des pistes mais nous ne sommes pas allés dans le moindre détail de la logistique.

(1) Le Zolgensma (Novartis) est notamment destiné aux enfants atteints d’atrophie musculaire spinale.

Propos recueillis par Louis Guarino
 
Source : Actualités du droit