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Concurrence et transport maritime européen : Le système des consortiums continuera à avoir son utilité

Transport - Mer/voies navigables
20/10/2023
Professeur à l’EM Normandie et avocat au cabinet Stream, Philippe Corruble décrypte les impacts de la décision de Bruxelles de mettre fin au régime d’exception dont bénéficient jusqu’au 24 avril 2024 les transporteurs maritimes en matière de concurrence (voir BTL n° 3945, p. 597) pour les chargeurs, les commissionnaires de transport et les transitaires. La gestion des capacités pourra désormais faire l’objet d’enquêtes de la DG Concurrence.
 
Bulletin des transports : Quel est l’impact de la fin du régime d’exception dite « block exemption » pour le transport maritime conteneurisé ?  
Philippe Corruble : On tombe dans le droit commun, ce qui veut dire que les règles de concurrence du traité européen s’appliquent. La Commission européenne s’est alignée sur le régulateur maritime américain, la FMC (Federal Maritime Commission) ; elle explique que les tarifs de fret ont explosé en raison du déséquilibre entre l’offre et la demande.

BTL : Le marché est devenu oligopolistique avec une forte intégration verticale. Comment analysez-vous cette tendance ?
P. C. : D’une part, les collaborations entre les opérateurs maritimes qui passaient par les consortiums et les alliances maritimes mondiales bénéficiaient du règlement d’exemption. Ce règlement d’exception ne met pas un terme aux consortiums ni aux alliances. D’autre part, le secteur maritime a connu une série de fusions-acquisitions antérieures à la pandémie. Le marché est devenu oligopolistique et plus resserré. Les compagnies maritimes américaines ont disparu. Cela veut dire que les États-Unis et la FMC peuvent « taper » sur les autres. Cette stratégie offensive est d’autant plus forte au Congrès américain qu’une centaine d’enquêtes sont en cours et vont aboutir, sanctions à la clé.

BTL : Cette tendance va-t-elle s’infléchir ?
P. C. : La Commission européenne a été peu vigilante sur la consolidation de l’industrie du secteur maritime. En application du règlement sur les concentrations d’entreprises (EU Merger Regulation), la Commission a laissé faire les concentrations verticales. CMA-CGM a racheté le logisticien suisse CEVA Logistics en 2019 ; c’est une opération considérable car sur un effectif total de 155 000 salariés pour CMA-CGM, 100 000 sont des collaborateurs CEVA Logistics. Les intermédiaires de transport (commissionnaires, transitaires, spécialistes de la douane) ont raison d’être inquiets. La logique se poursuit avec des grandes compagnies qui intègrent des services logistiques. MSC investit 900 M€ sur les terminaux portuaires au Havre. CMA-CGM compte investir 600 M€, à l’horizon 2030, dans les deux terminaux de New York-New Jersey dont il vient de finaliser l’acquisition (1).  

BTL : Les tarifs du fret maritime risquent-ils d’être impactés ?
P. C. : Daniel Maffei, le président de la FMC, a déclaré pendant la pandémie : « Si la demande explose à la hauteur des gratte-ciels américains, les prix augmentent et la FMC ne peut rien y faire. » L’autorité de régulation n’est pas habilitée à fixer un prix. Le bon prix n’existe pas en économie de marché. Cependant, le règlement autorisait les transporteurs à ajuster l’offre de transport en réaction aux évolutions de la demande, en aucun cas à créer la rareté. L’adaptation de l’offre à la demande perçue par le transporteur est une pure logique de gestion. Le système des consortiums ou des alliances maritimes continuera à avoir son utilité. Dès lors que le règlement ne s’appliquera plus, il n’y aura plus aucun obstacle à ce qu’une enquête soit diligentée. En l’absence d’un règlement qui servait de parapluie et en présence d’enquêtes diligentées par les États-Unis sur la pratique de détention de frais de surestaries au cours de la pandémie, il faut rester vigilant parce que le réseau des autorités de concurrence coopère dans le monde entier. Les États-Unis, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande ont coopéré pour déclencher une vaste enquête internationale sur les pratiques anticoncurrentielles dans le transport maritime. Ces enquêtes sont en cours et vont aboutir prochainement aux États-Unis. La Commission européenne peut aussi déclencher elle-même des enquêtes sur la gestion des capacités au sein de l’Union européenne.

BTL : Le transport maritime est-il entré dans une nouvelle ère ?
P. C. : Les transporteurs maritimes pourront continuer à nouer des coopérations denses et intenses dans une partie du monde. Toutefois, il faudra avoir des « firewalls » puissants pour que la relation avec l’Union européenne soit optimale en matière de coût et de capacités. Nous sommes entrés dans une séquence spécifique, avec des entreprises mondialisées, des autorités de la concurrence très dispersées avec des règles non homogènes. Pour les transporteurs maritimes, il sera de plus en plus difficile d’apporter la preuve du caractère non anticoncurrentiel de leurs pratiques, à la demande d’une autorité de la concurrence, avec des régimes différents dans le monde. Aux États-Unis, il est interdit pour les membres d’un consortium ou d’une alliance mondiale de négocier conjointement des tarifs dans les ports. En Europe, cette interdiction n’a pas été posée et la fin du règlement d’exception n’y change rien. Au reste, Singapour autorise non seulement des consortiums et des alliances maritimes mondiales sans exception mais aussi des ententes sur les prix.

(1) Cette enveloppe doit être notamment consacrée à l’automatisation des deux sites rebaptisée « Port Liberty », à l’augmentation de leurs capacités de stockage de conteneurs ou encore à la prolongation de leurs quais pour pouvoir accueillir des navires plus grands (24 000 conteneurs). Selon Rodolphe Saadé, les infrastructures portuaires américaines ne sont en mesure de faire accoster que des navires transportant environ 15 000 conteneurs.

Propos recueillis par Louis Guarino



 
Source : Actualités du droit